Le musée Wellington expose une pièce exceptionnelle issue d’un prêt du Royal Armories Museum de la tour blanche de la tour de Londres, le canon « La suffisante ». Ce canon est représentatif de l’artillerie de l’armée napoléonienne et le fruit d’un travail commencé sous l’ancien régime puis perfectionné par Napoléon.
Après les médiocres performance de l’artillerie française pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763) le roi Louis XV (règne de 1722 à 1774) demande à Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval (1715-1789) d’apporter des améliorations à l’artillerie française. Ce dernier va rationnaliser le parc d’artillerie par une standardisation des calibres en 3 catégories les 4, 8 et 12 livres qui correspondent au poids du projectile.
Gribeauval va aussi travailler sur la maniabilité de l’artillerie en créant des canons hippomobiles et pouvant aussi être maniés par les soldats grâce au système de la corde prolonge. Cette corde permettait de manœuvrer les pièces à bras, de tirer en laissant le canon attelé sans abîmer l’avant-train puis d’opérer un mouvement.
Le système Gribeauval qui donne une supériorité nette à l’artillerie française est un facteur important des victoires révolutionnaires puis napoléoniennes.
Dans la perspective de guerres de plus en plus lointaines, Napoléon décide en 1803 de simplifier le système Gribeauval en confiant au général d’Aboville (1774-1820) une commission d’étude. Les Français ne retiendront plus que deux calibres, le 12 et le 6 nouvellement créés. Le calibre de 6 permettait de réutiliser les boulets pris à l’ennemi car c’était le calibre le plus répandu en Europe. Ce système qui succède officiellement au système Gribeauval sera nommé « système de l’an XI ». La « suffisante » est donc une arme issue du « système de l’an XI » avec son calibre de 6 livres.
Le canon exposé au musée Wellington fut fondu à Douai en 1813 qui abritait alors une fonderie créée par les frères Jean-Jacques et Baltazar Keller en 1669. Cette fonderie fait partie d’un ensemble plus vaste voulu par Louis XIV (règne de 1651 à 1715) afin de doter la France d’une production nationale allant dans le sens de la politique protectionniste du ministre Jean-Baptiste Colbert (1619-1683). La fonderie continuera à produire des canons sous l’Empire au point que Napoléon envisage d’y fabriquer des « pièces monstrueuses » pour la défense côtière qui « tireraient des boulets du calibre 78 » selon sa correspondance.
Le canon tire un boulet plein en fonte d’un poids de 6 livres soit environ 2,934 kg avec un calibre de 96mm d’aujourd’hui. La portée et l’efficacité du canon dépend de l’état du sol, car le projectile rebondissait au terme de sa trajectoire. Ce rebondissement apportait un allongement de la portée et des dégâts conséquents dans les rangs d’une infanterie formée en rangs serrés. Néanmoins, avec un sol meuble du fait des précipitations comme ce fut le cas à Waterloo le 18 juin 1815, l’effet du boulet s’en trouve considérablement amenuisé.
Si les réformes de Gribeauval puis d’Aboville apportèrent des simplifications, le maniement des pièces d’artillerie demande une main d’œuvre nombreuse et entrainée. Ainsi, le manuel d’instruction sur le service de l’artillerie nous apprend qu’il faut 12 hommes pour la pièce de 6 livres « deux canonniers, deux premiers servans, deux seconds servans, deux troisièmes servans, deux quatrièmes servans, deux cinquièmes servans ».
Le canon de 6 livres va connaitre une grande popularité en dehors des frontières de l’Empire français, ainsi la jeune armée américaine s’en sert lors de la guerre de 1812 contre la Grande-Bretagne.
Intégré à l’armée du Nord, « la suffisante » participe à la bataille de Waterloo et fut abandonnée lors de la retraite française. Pris par l’armée britannique, le canon fut rassemblé avec d’autres pièces d’artillerie sur le champ de bataille puis évacué vers la Grande-Bretagne. Philippe de Callataÿ rapporte dans son ouvrage consacré au musée Wellington, le témoignage du jeune bruxellois François-André Gheude qui visite le champ de bataille le 22 juin : « Nous vîmes 150 pièces de canons et obusiers en cuivre pris à l’ennemi (…) et il y avait encore 6 ou 10 militaires canonniers anglais qui gardaient ces pièces, et il y avait un officier anglais qui les annotait sur un portefeuille »
Contrairement à une légende malheureusement répandue, les canons français ne servirent pas à fondre le lion de Waterloo qui est une œuvre de la fonderie Cockerill à Seraing.
La « suffisante » fut remise en service dans l’armée britannique et resta en service jusqu’en 1822 où elle fut décommissionnée et envoyée avec les autres canons français comme trophée à la tour de Londres, à Fort Nelson et à Greenwich Hospital. De nombreuses pièces furent victime d’un incendie dans les années 1880 détruisant les voitures et affûts. Dès lors, il a fallu assembler de nouveaux affûts.
L’affût de la pièce du musée Wellington n’est pas une bonne copie de l’affut original car les Britanniques vont copier un affut antérieur à la réforme de l’An XI. Les concepteurs vont se reposer sur les plans édités en 1777 par de Scheel. L’affût utilisé est celui d’une pièce de 4, plus petit. Ses dimensions sont également erronées car il y a eu une confusion entre les pouces français et les inches anglais. De ce fait, les flasques furent écartées et la taille des encastrements pour les tourillons a été augmentée car la pièce de 6 est plus grosse que la pièce de 4.
Bien qu’imparfait, l’affût de ce canon peut être considéré comme une pièce originale ayant un intérêt pour l’histoire de la muséologie à une époque où la rigueur en termes de conservation n’était pas celle d’aujourd’hui.
En 1986, « la suffisante » fut prêtée au musée Wellington et se trouve exposée à l’abri des intempéries dans la cour du musée.
Quentin DEBBAUDT
Responsable de la collection du musée Wellington
Bibliographie:
- Callataÿ (de) Philippe, Le musée Wellington, trois siècles d’histoire au cœur de Waterloo, Waterloo, Echevinat de la culture de Waterloo, 2015.
- Etienne-Magnien A, « Une fonderie de canon au XVIIème siècle : les frères Keller à Douai (1669-1696) » in Bibliothèque de l’école des chartes, Vol. 149, No. 1 (Janvier-Juin 1991), pp. 91-105.
- Hulot M. (chef de bataillon), Instruction sur le service de l’artillerie à l’usage de MM. les élèves des écoles militaires établies à Saint-Cyr et à Saint-Germain, Paris, Magimel, 1813.
- Napoléon Ier (Empereur des français), « Lettre de Napoléon au général Clarke, duc de Feltre, le 21 août 1811 » in Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, T 22, Paris, 1867.
- Vander Cruysen Y, Waterloo démythifié !, Paris, Editions Jourdan, 2014.